Nous vivons dans une époque où le numérique rythme nos journées. Impossible d'y échapper : notifications, écrans, connexion permanente… Et pourtant, une étude du British Standards Institution (BSI) nous surprend. 46 % des jeunes Britanniques de 16 à 21 ans déclarent qu'ils et elles préféreraient vivre dans un monde sans Internet [1].
Cette statistique m’a laissé perplexe. Ces jeunes, c'est la fameuse « génération Z », celle qui a grandi avec le numérique. En France, les 15-24 ans passent quotidiennement plus de 3h50 en ligne, avec près de 60 % de ce temps consacré aux réseaux sociaux [2].
Alors, comment expliquer ce décalage entre un usage si présent et cette envie de tout quitter ?
Qu'est-ce que ce besoin de déconnexion dit vraiment sur leur relation au numérique ? Peut-être que ces jeunes ne rejettent pas la technologie elle-même, mais plutôt la façon dont elle s'est immiscée dans leurs vies.
Le lien social avant tout
Si nous regardons de plus près, la vie numérique des jeunes, ce n'est pas juste du scrolling passif devant des vidéos. L'hyperconnexion, c'est d'abord leur façon de maintenir du lien social. En France, la première raison pour laquelle les 15-24 ans se connectent aux réseaux sociaux, c'est pour rester en contact avec leurs proches. Discord, Snapchat, TikTok, autant d'espaces où ils et elles créent de vraies communautés autour de leurs passions.
Ces jeunes ne font pas que subir passivement le numérique. Ils et elles souhaitent se l’approprier, le détournent, l'adaptent. Prenons l’exemple des plateformes de streaming : fini le rendez-vous télévisuel imposé, place au visionnage « à la carte ». Mieux encore, 78 % des 12-17 ans créent régulièrement du contenu, photos, vidéos, posts [3]. Plus seulement spectateurs ou spectatrices : ils deviennent acteurs et actrices.
C'est ce qu'Alain Damasio appellerait de la « puissance » [4] : cette capacité d'agir, de s'exprimer, de tisser des liens. N'est-ce pas exactement ce que la jeunesse cherche depuis toujours ? Se construire en groupe, s'émanciper et trouver sa voix ?
Alors, pourquoi ce désir de déconnexion ?
Ce besoin de déconnexion cache en réalité un malaise plus profond, comme le montre l’étude du BSI. Pour beaucoup de jeunes, il s’agit d’un appel à l’aide : près de 70 % déclarent se sentir moins bien après avoir passé du temps sur les réseaux sociaux. Un autre rapport de la mission interministérielle de lutte contre les conduites addictives va encore plus loin : 68 % estiment que le numérique a dégradé leur bien-être psychologique [6].
Ce malaise n'arrive pas par hasard. Le problème, c'est que pour satisfaire leur besoin de lien social, les jeunes utilisent des plateformes dont l'objectif principal est de capturer leur attention et les garder collés à l'écran le plus longtemps possible, sans prendre en compte l’impact sur la santé mentale et physique.
Ce désir d’un « monde sans internet » n'est pas de la technophobie. Il exprime plutôt un mal-être, né d’une relation toxique avec quelques plateformes qui dominent leurs usages. La bonne nouvelle, c’est que beaucoup de jeunes en ont conscience : plus de la moitié des 15-19 ans ont déjà essayé de réduire leur temps d’écran [7].
L'illusion du « Digital Native »
L'un des malentendus les plus répandus sur cette génération est le mythe du « Digital Native ». Cette idée que les jeunes maîtrisent naturellement le numérique car ils et elles ont grandi avec. Cela est faux. Oui, la plupart naviguent avec aisance sur TikTok ou Instagram. Mais ils et elles peuvent se retrouver démunis face à des tâches plus basiques, comme l'envoi d'un courriel avec une pièce jointe, l'utilisation d'un tableur, ou la distinction entre une information fiable et une source douteuse.
Ce mythe pose problème, car il culpabilise les jeunes en leur collant sur le dos une responsabilité qui n'est pas la leur. L'échec n'est pas individuel, il est collectif.La vraie fracture numérique ne passe pas entre les générations. Elle prend place entre les usagers qui subissent passivement le numérique et celles et ceux qui en maîtrisent les usages. Celles et ceux qui utilisent le numérique pour créer de l’art, contribuer, cherchent à être des citoyens éclairés.
Il est important de noter que les adultes sont également concernés par un usage excessif. Les chiffres de l'Insee de 2023 sont clairs : si 37 % des 15-19 ans ont déjà sacrifié leur sommeil pour rester sur leurs écrans, c'est 43 % chez les 25-29 ans et 34 % chez les 30-34 ans [8]. Les adultes, pourtant confrontés, eux aussi, à des problèmes de dépendance, projettent ce malaise sur les jeunes, plutôt que de s’attaquer au vrai problème.
.png)
Émanciper plutôt que formater
Ce monde sans internet dont une partie des jeunes rêve, n'est pas un rejet de la technologie, mais un appel à réinventer son usage. Le rêve d’un monde sans internet n’est pas un rejet de la technologie, mais un appel à en réinventer l’usage. Il montre surtout l’urgence de transformer l’éducation au numérique.
Aujourd’hui, la façon dont on enseigne le numérique a plutôt formé des consommateurs et consommatrices, au lieu d’une génération réellement émancipée. L’école, contrainte par ses modèles économiques et structurels, laisse s’agrandir l’écart entre ce qu’elle enseigne et les pratiques numériques réelles de ses élèves.
Comme l’explique Louise Merzeau, chercheuse en sciences de l'information et de la communication, l’école ne devrait pas former des consommatrices et consommateurs passifs, mais des esprits critiques et créateurs. Le numérique peut être un tremplin formidable pour la jeunesse, à condition d’être utilisé comme un outil d’émancipation, par exemple : encourager la création de contenu, expérimenter l’art numérique ou s’engager dans des projets d’intérêt général. En somme : passer d’une attitude passive à une culture de l’autonomie. [9]
Un projet de société
Le malaise des jeunes face au numérique n'est pas un caprice ni un manque de volonté. C'est le symptôme d'un usage déséquilibré. Ce sentiment est renforcé par une culpabilisation injuste qui ignore que l'usage excessif peut toucher toutes les générations.
Le chemin vers un numérique acceptable ne consiste pas à revenir en arrière, mais à montrer le potentiel émancipateur de ces outils. Il faut déporter l'attention du temps d'écran vers les usages qu'on en fait. La généralisation de l’usage de l'IA et des réseaux sociaux nous rappelle l'urgence et l’importance d'un débat citoyen sur le type de technologies que nous voulons.
Comment s'en sortir alors ? Il faut repenser notre relation à la technologie. Au lieu de subir des outils qui pensent à notre place, privilégions ceux qui nous permettent vraiment d'agir, de créer, de nous exprimer. Cette transformation passe nécessairement par une éducation différente : former des esprits critiques et créatifs plutôt que de simples consommateurs et consommatrices.
Finalement, le chemin vers l'émancipation numérique nous concerne tous et toutes. Le désir de déconnexion des jeunes est un appel à l'aide, une invitation à repenser notre rapport collectif à la technologie. Il s'agit d'apprendre à mieux vivre avec ces outils, qu'ils deviennent des leviers d'autonomie et de connexion authentiques, plutôt que des sources permanentes de fatigue et de dépendance.
🧷 Les liens utiles :
[1] https://www.bsigroup.com/en-GB/insights-and-media/media-centre/press-releases/2025/may/half-of-young-people-want-to-grow-up-in-a-world-without-internet/
[2] https://www.mediametrie.fr/fr/les-15-24-ans-des-pratiques-medias-intensives-individuelles-et-connectees
[3] https://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/barometre-du-numerique_2023_rapport_mai2024.pdf
[4] https://www.socialter.fr/article/alain-damasio-rendre-desirable-autre-chose-que-le-transhumanisme-1
[5] https://prevention-internet.fr/jeunes-monde-sans-numerique/
[6] https://www.drogues.gouv.fr/lessentiel-sur-les-usages-problematiques-decrans
[7] https://www.insee.fr/fr/statistiques/8199393#titre-bloc-17
[8] https://www.insee.fr/fr/statistiques/8199393#titre-bloc-5
[9] https://edunumrech.hypotheses.org/3443